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La première fois que j’avais vu Cassandre, c’était au forum, un jour de la mi-janvier. Quand je compte les mois sur mes doigts, je me rends compte qu’entre le premier jour où je l’ai aperçue et le dernier à peine sept mois se sont écoulés. Une période si courte ! Pourtant, à certains égards, j’ai l’impression de l’avoir connue toute ma vie.
Je peux préciser la date exacte car, ce jour-là, on avait appris à Rome que César avait réussi à traverser l’Adriatique depuis Brundisium et à gagner la côte de la Grèce septentrionale. Depuis longtemps, Rome retenait son souffle en attendant le résultat de ce pari audacieux. Les soi-disant sages à la barbe grise, qui passaient leurs journées à papoter et à discuter au forum, étaient tous d’accord, qu’ils eussent pris le parti de César ou de Pompée : César était fou de tenter une traversée de la mer en hiver, et encore plus fou de se lancer dans cette aventure quand tout le monde savait que Pompée avait la meilleure flotte et était maître de l’Adriatique. Une tempête soudaine pouvait envoyer César et tous ses soldats par le fond en quelques minutes. Ou encore, par temps clair, la flotte de César avait toutes les chances d’être dominée par celle de Pompée qui manœuvrait plus habilement, et détruite avant de pouvoir atteindre l’autre rivage. Pourtant César, après avoir réglé les affaires à Rome comme il le souhaitait, était bien décidé à livrer bataille à Pompée. Aussi devait-il faire traverser la mer à ses troupes.
Durant toute l’année précédente, depuis le jour où il avait franchi le Rubicon et, sans prendre le temps d’y réfléchir, bouté hors d’Italie Pompée, César avait combattu pour assurer sa maîtrise de l’Ouest : il avait battu le rappel de ses troupes depuis son bastion en Gaule, anéanti les forces de Pompée en Espagne, assiégé Massilia, dont les habitants s’étaient rangés du côté de Pompée. Enfin il avait œuvré pour se faire déclarer dictateur afin de placer des magistrats de son choix à Rome. Pendant ce temps-là, Pompée, chassé de Rome dans la confusion et le désordre, attendait son heure sur l’autre rivage de la mer en Grèce ; à ce qu’il prétendait, lui et ses compagnons d’exil constituaient le vrai gouvernement de Rome. Il obligeait les potentats de l’Est à lui fournir d’importants subsides et des troupes nombreuses, et il rassemblait une flotte considérable qu’il postait dans l’Adriatique afin d’empêcher César de quitter l’Italie.
Au commencement de cette année décisive, lequel de ces deux rivaux se trouvait dans la position la plus forte ? Ceux d’entre nous qui fréquentaient le forum en ces temps incertains débattaient de cette question des heures durant. Sous le pâle soleil d’hiver, nous nous asseyions sur les marches du Trésor pillé par César pour payer ses troupes ou, comme en ce jour particulier, nous trouvions un endroit à l’abri du vent près du temple de Vesta et commentions l’actualité. Je suppose que je dois dire « nous », car je faisais partie de ces groupes de bavards invétérés, bien que je ne fusse pas au nombre de ceux qui jacassaient le plus. La plupart du temps j’écoutais et pensais au groupe d’ignorants inutiles que nous étions tous, trop vieux, trop frêles ou trop handicapés pour que l’un ou l’autre parti nous eût obligés à prendre les armes, et pas assez riches pour qu’on nous eût contraints à remettre de l’or ou à fournir des gladiateurs. Oubliés par les seigneurs de la guerre, nous passions nos journées à traîner au forum. Nous exprimions notre opinion sur les dernières rumeurs, nous discutions et nous nous insultions, nous grincions des dents en attendant, impuissants, la fin d’un monde que nous avions connu toute notre vie.
— Qu’importe si César a conquis l’Ouest, alors que toutes les richesses d’Asie et le blé d’Égypte sont à la disposition de Pompée ?
Cette remarque avait été faite par un homme pacifique, Manlius, qui semblait tout aussi affecté par l’anéantissement imminent d’un camp que par la destruction de l’autre au cours du conflit. Manlius avait horreur de la violence.
— Je ne vois pas pourquoi César est si impatient de faire la traversée. Il tombera dans le piège que Pompée lui a tendu, c’est évident. Le massacre sera épouvantable !
— Pourquoi César est-il si impatient de faire la traversée ? La réponse va de soi. Quand les deux ennemis en viendront à une confrontation directe, épée contre épée, César aura nettement l’avantage.
C’est ce que déclara Canininus, le manchot qui avait plus l’expérience des batailles que nous tous réunis, à supposer que ce qu’il racontait sur ses combats fût vrai. Il avait perdu son bras droit en se battant pour César en Gaule et touchait une pension généreuse que lui avait accordée son général reconnaissant.
— Les hommes de César sont endurcis à la bataille à force de se battre. Des années et des années passées à conquérir la Gaule, puis la marche sur Rome, et la folle poursuite jusqu’à Brundisium. Pompée est tout juste parvenu à s’échapper…
— Et n’oublie pas le siège de Massilia !
Cette réflexion venait de mon ami Hiéronymus, un Massiliote d’origine grecque, et le seul du groupe qui n’était pas citoyen romain. Les autres toléraient sa présence en partie parce que j’étais son protecteur, mais aussi parce qu’il les intimidait. Un destin cruel l’avait fait choisir par les prêtres de Massilia pour servir de bouc émissaire quand Massilia était assiégée par César. Il avait assumé un rôle tragique : il s’était chargé des péchés de toute la ville et, à un moment critique, il devait la sauver de l’annihilation par sa mort. Massilia avait eu la chance de ne pas être détruite et, par un étrange coup du sort, Hiéronymus avait été épargné. Il avait alors échoué à Rome et vivait chez moi. Hiéronymus était grand, son physique était impressionnant et il avait un comportement curieux. Après avoir commencé sa vie comme héritier d’une des familles les plus puissantes de Massilia et avoir été réduit à mendier, il alliait l’arrogance de l’aristocrate déchu au pragmatisme rusé du rescapé plein d’expérience. Il jouait souvent le rôle d’arbitre dans notre petit groupe, car il n’était ni pour César ni pour Pompée.
— Le siège de Massilia ! grogna Canininus. Je l’avais déjà oublié. Massilia n’était rien d’autre qu’un abcès sur le cul de la Gaule. César s’est contenté de dépêcher Trébonius pour le crever avant qu’il ne suppure.
Cette remarque fit tiquer Hiéronymus. Depuis qu’il avait quitté Massilia, je ne l’avais pas entendu une seule fois manifester un sentiment de nostalgie pour cet endroit. Pourtant il était ulcéré d’entendre un Romain exprimer du mépris pour la ville de ses ancêtres grecs.
— Si « crever l’abcès » de Massilia, comme tu le dis, était une chose si insignifiante, remarqua-t-il sèchement dans un latin légèrement guindé, pourquoi César a-t-il récompensé Trébonius en le nommant préteur à Rome, pourquoi l’a-t-il chargé d’appliquer le plan que lui, César, avait conçu pour consolider l’économie ? Une tâche si importante, un homme comme César ne la confie qu’à une personne qui a fait ses preuves. César a dû considérer la prise de Massilia comme un exploit bien plus important que tu ne l’imagines, mon ami.
— Ce n’est pas César qui a fait de Trébonius le préteur de la ville, ce sont les électeurs, rétorqua Canininus.
Les partisans de Pompée se mirent à siffler.
— Tu dis des bêtises ! vociféra le plus bruyant d’entre eux, Volcatius, qui avait une voix particulièrement tonitruante pour un homme aussi âgé. Les seuls électeurs qui restent à Rome, c’est la populace. Ils font leur choix comme le leur enjoint César.
Canininus s’esclaffa ainsi que certains des plus ardents admirateurs de César.
— Revenons à ce que je voulais dire quand notre attention a été détournée par la politique : César a l’avantage parce que ses hommes sont bien entraînés et prêts à combattre.
Manlius le pacifique formula une objection.
— Tu dis que les hommes de César sont aguerris, mais ne sont-ils pas aussi las de se battre ? Certains d’entre eux ont fomenté une rébellion quand César revenait d’Espagne…
— Oui, et César n’a pas tardé à mettre à mort les meneurs, précisa Canininus. Il sait mater une révolte. Il est né pour commander les hommes. Toi, Manlius, qui n’as jamais été soldat, tu es incapable de comprendre ces choses-là.
— Mais Pompée a eu presque une année pour reprendre son souffle et rassembler ses forces armées, observa Manlius, ignorant la remarque désobligeante de Canininus. Ils seront frais et dispos.
— Ma parole, ils manqueront de nerf à force d’avoir attendu sans rien faire, répondit Canininus.
— Mais que fais-tu de la supériorité numérique de Pompée ? reprit Manlius. En plus de ses légions romaines, on dit que Pompée a rassemblé des centaines d’archers venus de Crète et de Syrie, des frondeurs recrutés en Thessalie, des milliers de cavaliers originaires d’Alexandrie…
— Ce que nous savons des forces de Pompée provient seulement de rumeurs. On a toujours tendance à gonfler les effectifs, remarqua Canininus.
— Mais la flotte de Pompée, ce n’est pas une rumeur, intervint Hiéronymus. Elle existe bel et bien. On voit des galères arriver dans l’Adriatique depuis des mois, des centaines en provenance de la Méditerranée orientale. Que les hommes de César soient bien entraînés aux combats ou qu’ils en aient assez de se battre, peu importe si César ne parvient pas à leur faire franchir la mer.
— Le moment qu’il a choisi ne pouvait guère être pire, fit observer Volcatius, le partisan de Pompée, avec un sourire sardonique. L’hiver est arrivé. Borée peut souffler en tempête depuis le nord et transformer l’Adriatique en un vaste chaudron infernal avant que le capitaine d’un navire ait le temps de faire une prière à Neptune. César, dit-on, a consulté les augures avant de quitter Rome et tous les signes ne présageaient rien de bon. On a vu les oiseaux voler vers le nord au lieu du sud et un moineau a attaqué un vautour. Sinistres présages ! Mais César a fait taire les augures avant que ses troupes puissent en entendre parler et tenter une nouvelle mutinerie.
— C’est un mensonge ! s’exclama Canininus, un mensonge et un blasphème !
Il se précipita en titubant vers Volcatius, mais des mains le retinrent. Hiéronymus se renfrogna à la vue d’un Romain manchot qui s’apprêtait à brutaliser l’homme le plus âgé du groupe.
Pendant tout ce temps-là, je ne soufflai mot. Dans la lutte entre Pompée et César j’avais réussi jusqu’ici à rester plus ou moins neutre. Comme pour ainsi dire tous les autres citoyens romains, surtout ceux qui jouaient un rôle dans la vie publique, j’avais de fortes attaches dans les deux camps. Peut-être ressentais-je plus que d’autres le conflit entre mes loyautés et mes animosités, car elles étaient imbriquées de façon inextricable à cause du genre de métier que j’avais exercé toute ma vie : traquer des gens pour le compte d’avocats comme Cicéron, débusquer la vérité concernant des hommes accusés de crimes odieux, qu’il s’agisse de la défloration d’une vestale ou de parricide. J’avais rencontré Pompée et César, et j’avais eu des relations avec un grand nombre de leurs partisans. Je les avais vus sous leur meilleur jour et sous leur plus mauvais. L’idée que Rome devait inévitablement tomber entre les mains de l’un ou de l’autre, que César ou Pompée finirait par devenir roi ou quelque chose d’approchant, me remplissait d’effroi. Je n’attachais aucune valeur sentimentale aux anciennes pratiques, aux magouilles mesquines, souvent stupides, de sénateurs cupides et gâteux qui présidaient aux destinées d’une république indisciplinée. Mais il y avait une chose dont j’étais certain : les citoyens romains n’étaient pas nés pour servir un roi, du moins pas les citoyens romains de ma génération. Les hommes de la nouvelle génération semblaient avoir d’autres idées en tête…
Mes pensées m’avaient ramené, comme souvent ces jours-là, à Méto.
C’était pour Méto que j’étais allé à Massilia l’année précédente, afin de savoir quel sort avait été réservé à mon fils adoptif. Un message anonyme m’avait informé de sa mort dans cette ville alors qu’il espionnait pour César. Méto aimait César, qu’il avait servi en Gaule pendant de nombreuses années. Né esclave, Méto n’avait aucune chance de devenir officier comme les autres lieutenants de César, mais il était néanmoins devenu indispensable à son général : il lui servait de secrétaire privé, transcrivait ses mémoires, vivait dans son cantonnement, et partageait son lit, prétendaient certains. À Massilia, j’avais trouvé Méto vivant, après tout ; mais le tour des événements m’avait tellement dégoûté que j’avais tourné le dos à Méto et à César. J’avais prononcé des paroles irrévocables. J’avais publiquement renié Méto et déclaré qu’il n’était plus mon fils.
Où était Méto maintenant ? Depuis cette séparation fatale à Massilia, je n’en avais pas eu de nouvelles. Sans doute était-il resté aux côtés de César, puis l’avait-il suivi à Brundisium d’où César devait tenter de traverser l’Adriatique. Pour autant que je sache, Méto était peut-être au fond de la mer avec César lui-même. Quand je l’avais rencontré pour la première fois dans la ville côtière de Baiae alors qu’il n’était qu’un petit garçon, Méto ne savait pas nager. À un moment ou un autre il avait dû apprendre. Était-ce pour faire plaisir à César ? À Massilia, il avait eu la vie sauve en nageant. Mais même le meilleur nageur ne pouvait espérer survivre si son navire sombrait au milieu de l’Adriatique. J’imaginais Méto dans l’eau, blessé, terrorisé, tentant courageusement de garder la tête hors des flots alors même que les vagues la lui recouvraient et que l’eau salée glacée lui remplissait les poumons…
Hiéronymus me donna un coup de coude. Je levai les yeux et vis deux de mes esclaves de l’autre côté du forum qui se dirigeaient vers moi. Le petit Androclès était en tête, mais son frère aîné, Mopsus, courait pour le rattraper. À en juger par l’esprit de rivalité qui les animait, je savais qu’ils remplissaient une mission importante. J’eus une intuition soudaine. Un dieu avait dû murmurer à mon oreille, comme dit le poète ; ils devaient apporter une nouvelle concernant ce qui me préoccupait.
Canininus et Volcatius se séparèrent brusquement, chacun retrouva sa dignité. Comme l’original et son reflet dans une glace, ils réajustèrent leur tunique et redressèrent le menton. La distance qui les séparait permit à Mopsus, qui était maintenant en tête, de se faufiler en avant, suivi d’Androclès. Tout le monde connaissait les deux garçons, car ils me suivaient souvent quand je venais au forum. Tout le monde les aimait. Volcatius donna à Androclès une tape amicale sur la tête ; Canininus fit à Mopsus un grand salut pour rire. Légèrement essoufflé à force d’avoir couru, Mopsus se frappa la poitrine et salua à son tour.
— Qu’est-ce qui vous amène ici, les garçons ? demandai-je, en essayant de ne pas prêter attention aux battements violents de mon cœur dans ma poitrine.
— Des nouvelles de César ! répondit Mopsus.
Son regard s’éclaira quand il prononça le nom du général. Récemment Mopsus avait décidé que César était son héros. Son petit frère, pour le plaisir de le contrarier, était devenu un fervent partisan de Pompée. Canininus et Volcatius prirent le parti de l’un ou de l’autre selon leurs convictions, s’amusant à traiter chaque garçon ou bien comme un allié ou bien comme un ennemi.
— Quelle nouvelle ? demandai-je.
— Il a fait la traversée ! Il a atteint l’autre côte sain et sauf, avec presque tous ses hommes ! dit Mopsus.
— Mais pas tous ! Il y a eu des problèmes, intervint Androclès d’un ton mystérieux.
— Mopsus où as-tu appris cette nouvelle ? questionnai-je en reprenant haleine.
— Un messager est arrivé à la porte de Capène il y a une heure. Je l’ai tout de suite repéré, et je me suis rappelé que c’était un des esclaves de Calpurnia.
— Et Calpurnia est la femme de César ! ajouta sans raison Androclès.
— Alors j’ai décidé de le suivre…
— Nous avons décidé tous les deux ! insista Androclès.
— Comme nous nous y attendions, il s’est dirigé tout droit vers la maison de César. Nous nous sommes dissimulés et nous l’avons regardé heurter à la porte. La jeune esclave qui l’a ouverte a fait mine de se frapper la poitrine et presque de s’évanouir.
— « Dis-moi tout de suite avant que nous dérangions la maîtresse, es-tu venu avec une bonne ou une mauvaise nouvelle ? » a-t-elle demandé. Et le messager a répondu : « Une bonne nouvelle ! César a fait la traversée, il est sain et sauf de l’autre côté ! »
Je poussai un soupir de soulagement et refoulai d’un battement de paupières les larmes qui m’étaient soudain montées aux yeux. L’émotion que j’avais éprouvée m’avait pris au dépourvu. Je toussai et réussis à parler, bien que j’eusse la gorge serrée.
— Mais, Androclès, tu as parlé de problèmes ?
— Et il y en a eu ! expliqua-t-il en s’adressant aussi bien à Volcatius qu’à moi, encouragé par la lueur d’espoir qu’il avait vue dans les yeux chassieux de celui qui, comme lui, était partisan de Pompée. Quand César a atteint l’autre rivage, c’était au milieu de la nuit, et sitôt après avoir fait débarquer ses troupes, il a renvoyé les navires à Brundisium pour aller chercher le reste de ses hommes, y compris la cavalerie. Mais certains de ces navires ont été attaqués et séparés du gros de la flotte. Les hommes de Pompée y ont mis le feu et les ont brûlés là, en pleine mer, avec le capitaine et l’équipage encore à bord ! Ils ont été brûlés vifs et ceux qui réussissaient à sauter à la mer ont été transpercés de coups de lance comme des poissons par les soldats de Pompée.
— Brûlés vifs en mer ! souffla Manlius. Quelle mort atroce !
— Combien ? demanda avec impatience Volcatius.
La nouvelle de la traversée réussie de César l’avait visiblement ébranlé, mais maintenant il reprenait le dessus à la perspective d’un revers pour César.
— Trente ! Trente navires ont été capturés par les partisans de Pompée et brûlés, annonça fièrement Androclès.
— Seulement trente ! dit d’un ton moqueur son frère aîné. Bien peu quand on considère l’importance de la flotte de César. Sa cavalerie a tout de même réussi à effectuer la traversée. Il a fallu simplement entasser davantage d’hommes et de chevaux sur chaque navire, et certains soldats ont dû rester à cheval pendant toute la traversée. Une bonne chose qu’ils aient eu un temps clair. Voilà ce qu’a dit le messager.
— Trente navires perdus, marmonnai-je.
J’imaginais le martyre de ces trente capitaines et de ces trente équipages. Méto s’était-il trouvé parmi eux ? Sûrement pas. C’était un soldat, pas un marin. Il aurait été aux côtés de César, sain et sauf sur le littoral lointain. En tout cas, quel intérêt le sort de Méto avait-il pour moi ?
Soudain on eut l’impression que tout s’agitait et qu’il se passait quelque chose. J’aperçus des messagers qui traversaient en courant la place voisine. Au loin, je vis un groupe d’hommes se rassembler devant les marches qui menaient au temple de Castor et Pollux pour écouter un vieux sénateur en toge qui avait quelque chose à leur dire. De si loin, je n’entendais qu’un vague écho de sa voix. Provenant d’une maison quelque part sur le mont Palatin – probablement non loin de ma propre maison d’après le son – me parvinrent des acclamations bruyantes et des coups de cymbales. Un moment plus tard, un citoyen passa en courant. Il criait : « Avez-vous appris la nouvelle ? César a débarqué ! Il a réussi à traverser ! Pompée est fichu maintenant ! » La nouvelle se répandait dans la ville à la vitesse de l’éclair.
Alors j’entendis un autre bruit, discordant, tout à fait déplacé parmi le brouhaha de plus en plus fort de voix d’hommes excités sur le forum. Il venait du voisinage, de la petite place devant le temple de Vesta. Une femme gémissait et criait.
Je crus qu’on l’attaquait. Je m’éloignai du groupe et fis le tour du temple jusqu’au moment où je la vis, agenouillée sur les pavés au pied des marches. Les autres me suivirent.
Quand il l’aperçut, Canininus ricana.
— Oh ! ce n’est qu’elle !
Stupéfait, je dévisageai la femme. Il y avait quelque chose d’anormal dans la façon dont elle roulait les épaules et balançait la tête en décrivant des cercles. Elle levait les bras en l’air, les paumes tournées vers le ciel. Ses yeux étaient révulsés. Les gémissements que j’avais entendus étaient en fait une sorte d’incantation. Tandis que j’écoutais, je commençai à entendre des paroles parmi les grognements et les cris.
— César… Pompée… voilà à quoi cela mène ! s’écria-t-elle.
Après un long gémissement funèbre, elle continua :
— Comme des vautours, ils tournent au-dessus du cadavre de Rome, impatients d’en dévorer toute la chair. Ils tournoient et tournoient jusqu’à se heurter en plein vol !
— Qui est-ce ? Canininus, demandai-je.
— Par Vulcain, comment le saurais-je ? rétorqua-t-il. Je sais seulement qu’elle hante le forum depuis quelques jours, en demandant l’aumône. Elle semble à peu près normale, mais de temps en temps elle entre en une sorte de transe et hurle des bêtises.
— Mais qui est-elle ? D’où vient-elle ?
Je regardai les autres. Manlius haussa les épaules. Volcatius leva un sourcil blanc.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais elle paraît être bien roulée !
Je regardai à nouveau la femme. Elle s’était relevée. Sa tunique bleue s’était prise dans ses genoux, ce qui avait fait descendre le décolleté et laissait entrevoir la naissance de ses seins. Aucune femme ayant toute sa raison ne se montrerait avec autant d’impudeur sur le forum, et sûrement pas devant le temple de Vesta. Elle secouait la tête d’arrière en avant, fouettant l’air avec ses boucles blondes que rien ne retenait.
— Elle s’appelle Cassandre, dit Mopsus.
Pourquoi m’étais-je donné la peine de questionner les autres vieillards, alors que Mopsus était présent ?
— Y a-t-il quelque chose qui se passe à Rome que tu ignores, mon garçon ? dis-je.
Il croisa les bras et sourit.
— Pas grand-chose. Cassandre, c’est ainsi qu’on l’appelle parce qu’elle peut voir l’avenir. J’ai entendu des esclaves parler d’elle chez le boucher, justement ce matin.
— Et que sais-tu d’autre sur elle ?
Momentanément il resta coi, puis s’anima.
— Elle est très jolie.
— Et si elle est romaine, elle n’est certainement pas mariée, sinon elle porterait une stola au lieu d’une tunique, fit observer Androclès.
Son frère aîné parut contrarié de ne pas avoir fait cette déduction.
Tandis que nous la regardions, la femme soudain s’effondra. J’étais sur le point d’aller l’aider quand je vis une silhouette descendre les marches du temple. C’était l’une des vestales vêtue du costume traditionnel de la communauté qui entretient le feu sacré. Elle portait une stola blanche toute simple et une cape en toile blanche sur les épaules. Elle avait les cheveux coupés court, et son front était ceint d’un bandeau blanc décoré de rubans. J’aperçus son visage et reconnus Fabia, la belle-sœur de Cicéron. Deux vestales plus jeunes la suivaient d’un pas rapide.
Toutes les trois entourèrent la silhouette prostrée de la dénommée Cassandre. Elles se rapprochèrent pour un conciliabule. Cassandre se mit à genoux, en s’appuyant sur ses mains. Elle avait l’air hébété. C’est à peine si elle sembla remarquer les vestales qui l’aidaient à se relever. Fabia lui parlait, et apparemment lui posait des questions, mais Cassandre restait muette. Elle clignait des yeux comme si elle s’éveillait d’un sommeil profond et remarqua enfin la présence des trois femmes. Elle arrangea sa tunique et ses cheveux en désordre avec des gestes gauches, hésitants.
En la prenant par le bras, les trois vestales la guidèrent doucement tout en lui parlant à voix basse. Ainsi Cassandre gravit les marches et entra dans le temple de Vesta.
— Et alors ! dit Canininus. Que pensez-vous de ça ?
— Peut-être la vierge la plus âgée veut-elle demander à la jeune folle à quoi cela ressemble de faire l’amour, plaisanta Volcatius, l’œil concupiscent. Je parierais que cette femme-là a baisé plus d’une fois !
— Qui sait de quoi parlent les femmes quand il n’y a pas d’hommes dans les parages ? demanda Manlius.
— Qui s’en soucie ? reprit Canininus. Maintenant que César est sur le point de donner une bonne raclée à Pompée…
Là-dessus nous cessâmes de parler de la folle, car maintenant, la nouvelle fraîche de la traversée de César nous donnait enfin à nous, les hommes, un sujet de conversation.
Plus tard ce jour-là, au dîner, je mentionnai par hasard l’incident de la folle. La famille était réunie dans la salle à manger dont les volets étaient fermés. Un brasero avait été allumé pour réchauffer la pièce. Béthesda et moi étions assis sur un divan ; Davus et Diana partageaient celui qui était à notre gauche. Hiéronymus reposait sur le divan à notre droite.
— Oui, oui, celle qu’on appelle Cassandre. Je l’ai vue sur la place du marché, remarqua Béthesda en posant son bol de soupe aux pois chiches assaisonnée de poivre noir, et en inclinant la tête.
Cela se passait avant sa maladie, quand elle avait encore bon appétit.
— Vraiment ? Depuis combien de temps est-elle dans les parages ?
— Pas longtemps. Peut-être un mois, répondit Béthesda en haussant les épaules.
— L’as-tu vue au cours d’une de ses crises ?
— Oh oui, on est mal à l’aise la première fois qu’on y assiste. Quand c’est fini, elle ne semble pas savoir ce qui s’est passé. Elle revient petit à petit à la raison et continue de faire ce qu’elle faisait auparavant, mendier, en général.
— Personne ne vient à son aide ?
— Que peut-on faire ? Certains ont peur d’elle et s’éloignent. D’autres veulent l’entendre et se rapprochent. À ce qu’on dit, elle fait des prophéties quand elle est dans cet état, mais je n’arrive pas à comprendre son charabia.
— Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ?
— En quoi une malheureuse comme elle pourrait-elle t’intéresser, mon cher ami ? demanda Béthesda en levant son bol de soupe pour en prendre une autre gorgée.
— Mais d’où vient-elle ? N’a-t-elle pas de famille ? Depuis combien de temps a-t-elle ces crises ?
— S’il fallait te renseigner sur tous les toqués qui, de nos jours, errent en mendiant dans les marchés, tu ne saurais plus où donner de la tête. Nous vivons des temps difficiles. Les soldats mutilés, les veuves, les fermiers, les commerçants ruinés par des créanciers cupides… et puis les mendiants et les vagabonds, on ne saurait les compter. Cassandre est une des leurs.
— Maman a raison, intervint Diana. Parfois, surtout près du fleuve, on voit des familles entières errer sans feu ni lieu. On les plaint bien sûr, mais que peut-on faire ? Et certains sont dangereux. Ils en ont l’air en tout cas. C’est pourquoi j’emmène toujours Davus avec moi quand nous allons au marché.
— Des victimes de la guerre, dis-je en secouant la tête. C’était la même chose quand j’avais ton âge, Diana, pendant la première guerre civile. Des réfugiés venus de la campagne, des esclaves fugitifs, des orphelins livrés à eux-mêmes dans les rues. Bien sûr, les choses ont même empiré après la guerre.
Je me rappelais la dictature sanglante de Sylla et les têtes de ses ennemis fichées sur des lances partout en plein forum.
— Mais qui donc a appelé cette femme Cassandre ? demandai-je en voulant changer de sujet.
— Un farceur, j’imagine, répondit Béthesda.
— Les gens donnent des surnoms aux personnages les plus bizarres, remarqua Davus. Il y en a un qu’on appelle Cerbère parce qu’il aboie comme un chien, un autre qu’on appelle Cyclope parce qu’il n’a qu’un œil, une femme qu’on surnomme la Gorgone parce qu’elle est très laide.
— Elle n’est pas si laide que cela, protesta Diana.
— Oh si, insista Davus. Elle est aussi laide que Cassandre est belle.
— Et il y a même ceux, ajouta Diana, en levant un sourcil, mais en se serrant tout contre Davus, qui appellent un certain gaillard « Hercule » derrière son dos.
— C’est pas vrai ! s’exclama Davus.
— Oh que si ! mon cher mari. Je les ai entendus : des femmes pleines d’admiration, des hommes envieux.
Elle sourit et leva la main pour serrer un de ses biceps proéminents. Davus rougit et prit un air particulièrement niais.
— La vraie Cassandre était une princesse troyenne, si je me souviens bien, remarquai-je en m’éclaircissant la voix.
— C’est exact, affirma Hiéronymus, prêt à étaler ses connaissances sur le sujet.
Quand il était petit, il avait reçu une bonne éducation grecque dans l’un des collèges les plus réputés pour lesquels Massilia était célèbre. Il pouvait réciter de longs passages de l’Iliade et connaissait par cœur un grand nombre de tragédies.
— Cassandre était la plus belle des filles du roi Priam et de la reine Hécube, expliqua-t-il. Elle était aussi la sœur de Pâris, le prince qui sema la discorde en enlevant Hélène et en la ramenant à Troie. Cassandre pouvait prédire l’avenir. C’était sa terrible malédiction.
— Mais pourquoi appeler cela une malédiction ? s’enquit Diana. J’aurais cru que la connaissance de l’avenir serait plutôt utile. Je saurais si oui ou non je pourrais trouver quelque chose de convenable sur les marchés au lieu de gaspiller mon temps et revenir les mains vides.
— Ah ! mais vois-tu, c’est là le hic, précisa Hiéronymus. Connaître l’avenir ne signifie pas qu’on peut le modifier. Suppose que le matin tu aies une vision dans laquelle tu te vois au marché plus tard au cours de l’après-midi sans rien trouver à acheter. Ton destin te contraindrait néanmoins à aller jusqu’au marché. Seulement tu saurais à l’avance que tu serais condamnée à perdre ton temps.
— Et ce serait doublement frustrant, reconnut Davus.
Hiéronymus acquiesça d’un signe de tête.
— Une connaissance anticipée de l’avenir est une malédiction. Imagine connaître les circonstances de ta propre mort, comme ce fut le cas pour Cassandre, et avoir les mains liées.
— Imagine également connaître à l’avance tes plus grandes joies, intervint Davus en fronçant les sourcils. Est-ce que cela ne les gâcherait pas ? Tout le monde aime une bonne surprise, même si c’est une petite surprise. Quand quelqu’un te raconte une histoire, tu ne souhaites pas connaître la fin à l’avance. Tu veux avoir la surprise.
Il arrivait à Davus de dire quelque chose qui me faisait sérieusement douter qu’il fût aussi simple d’esprit qu’il le paraissait.
— Mais comment la Cassandre troyenne en était-elle venue à avoir ce don, ou cette malédiction ? demanda-t-il. Était-ce inné ?
— Non, mais elle l’a eu très jeune, répondit Hiéronymus. Quand elle était encore toute petite, ses parents la laissèrent seule dans le sanctuaire d’Apollon à un endroit appelé Thymbra, près de Troie. Quand Priam et Hécube revinrent, ils trouvèrent Cassandre enlacée par deux serpents qui donnaient de petits coups de langue dans les oreilles de l’enfant.
Par la suite, Cassandre fut capable de comprendre les sons divins de la nature, surtout la voix des oiseaux qui lui annonçaient l’avenir. Mais l’enfant gardait ce don pour elle. Elle ne s’y fiait pas, ne sachant pas bien comment s’en servir. Quand elle fut plus âgée, elle retourna sans ses parents à Thymbra et passa une nuit seule dans le sanctuaire, espérant qu’Apollon lui donnerait des conseils.
« Le dieu lui apparut sous forme humaine. Cassandre était belle. Apollon la désirait. Il conclut un marché avec elle : en échange de ses conseils, Cassandre lui permettrait de faire l’amour avec elle et elle lui donnerait un enfant. Cassandre accepta. Apollon tint parole. Cette nuit-là, il l’initia à l’art de la prophétie. Mais ensuite, quand il s’approcha pour la toucher, elle résista. Lorsqu’il l’étreignit, elle se débattit. Qui sait pourquoi ? Peut-être l’intimidait-il ? Peut-être redoutait-elle de donner naissance à un demi-dieu ? Ce fut un affront pour Apollon qui s’emporta. Cassandre craignit qu’il ne la privât du don de prophéties, mais sa punition fut bien pire : il décréta que personne ne croirait jamais ses prophéties.
« Pauvre Cassandre ! Alors que l’une après l’autre les calamités frappaient Troie, elle les voyait toutes approcher et essayait d’avertir ceux qu’elle aimait, mais personne ne voulait l’écouter. Croyant qu’elle était folle, le roi Priam l’enferma. Peut-être pour finir le fut-elle vraiment. Sans doute la malédiction que lui avait jetée Apollon lui avait-elle fait perdre la tête.
« Bien sûr, tout le monde connaît la fin de Troie. Grâce au stratagème du cheval géant dans lequel ils se cachèrent, les Grecs pénétrèrent dans la ville puis l’incendièrent, massacrant les hommes et emmenant les femmes en esclavage. Pendant que la ville était mise à sac, Cassandre s’était enfuie dans le sanctuaire d’Athéna et avait enlacé la statue de la déesse en l’implorant. Peine perdue. Athéna n’avait aucune sympathie pour les Troyens. Ajax entra de force dans le temple et arracha à son étreinte Cassandre qui se cramponnait au marbre froid. Il la viola sur place dans le sanctuaire.
« Mais ce fut Agamemnon qui, affirmant son privilège de chef des Grecs, réclama Cassandre comme butin. Folle ou non, elle était la plus belle des filles de Priam, et Agamemnon la désirait. Il eut l’audace de la ramener chez lui et de s’afficher avec elle en présence de sa femme, Clytemnestre, qui fut outrée. Pendant qu’Agamemnon et Cassandre dormaient, Clytemnestre les poignarda tous les deux.
« Cassandre eut connaissance à l’avance de sa propre mort, naturellement, mais elle ne put rien faire. Ou peut-être quand elle fut arrivée à ce point de sa misérable vie, se réjouit-elle de la voir se terminer et ne fit-elle rien pour s’opposer à Clytemnestre. En fin de compte c’est au dieu qu’elle en voulut pour ses malheurs. Dans sa pièce sur Agamemnon, Eschyle nous fait entendre la lamentation de Cassandre :
Apollon ! Apollon !
dieu des routes, Apollon qui me perds !
Tu me perds – et sans peine ! – pour la seconde fois.
Pauvre Cassandre, pensai-je, d’abord punie pour avoir voulu préserver sa chasteté face à un dieu, puis obligée d’être la concubine de l’homme qui avait tué ses proches. La Cassandre que j’avais vue ce jour-là était-elle encore une autre femme victime de la guerre que se font les hommes et de la cruauté des dieux ? Quel malheur l’avait rendue folle ? Ou bien n’était-elle pas démente mais maudite comme la Cassandre originelle et vraiment capable de percer les ténèbres de l’avenir ?
Si je devais le lui demander, que pourrait-elle me dire sur mon destin et sur le destin de ceux que j’aimais ? Et si je devais entendre sa réponse, regrette-rais-je de lui avoir posé la question ?